F-ANRY

 

 

                       


 

Il est inexplicable que nous soyons vivants. Je remonte, ma lampe électrique à la main, les traces de l'avion sur le sol. A deux cent cinquante mètres de son point d'arrêt nous retrouvons déjà des ferrailles tordues et des tôles dont, tout le long de son parcours, il a éclaboussé le sable. Nous saurons, quand viendra le jour, que nous avons tamponné presque tangentiellement une pente douce au som­met d'un plateau désert. Au point d'impact un trou dans le sable ressemble à celui d'un soc de charrue. L'avion, sans culbuter, a fait son chemin sur le ventre avec une colère et des mouvements de queue de reptile. A deux cent soixante‑dix kilomètres­heure il a rampé. Nous devons sans doute notre vie à ces pierres noires et rondes, qui roulent librement sur le sable et qui ont formé plateau à billes.

 Certes Prévot et Saint Ex sont vivants, mais les réservoirs d'huile, d'essence et surtout d'eau sont crevés: il leur reste un demi litre de café et un quart de litre de vin blanc.

La logique voudrait qu'ils attendent les secours. Mais sans réserve d'eau ce n'est probablement pas la meileure solution. Alors il faut marcher.

Ils sont en Egypte, dans le Nord, mais  à cause des nuages  pendant le vol, ils ne savent pas s'ils sont à l'est ou à l'ouest du Nil : ils essaient sans succés l'Est, reviennent à l'avion, font bruler les pièces en magnésium pour attirer l'attention.

Rien..............

Ils partent.

Mais si je marche encore je ne ferai pas dix kilomètres. Depuis trois jours, sans boire, j'en ai couvert plus de cent quatre‑vingts

Reviennent à l'avion et repartent définitivement, emmenant avec eux un bout de parachute

Je sais bien que nous devrions marcher encore :cette nuit sans eau nous achèvera. Mais nous avons emporté avec nous les panneaux de toile du para­chute. Si le poison ne vient pas de l'enduit il se pourrait que, demain matin, nous puissions boire. Il faut étendre nos pièges à rosée, une fois encore, sous les étoiles

Au troisième jour au centre du désert, en fin d'aprés midi, l'espoir a disparu !

Et cependant, qu'ai‑je aperçu ? Un souffle d'espoir a passé sur moi comme une risée sur la mer. Quel est le signe qui vient d'alerter mon instinct avant de frapper ma conscience ? Rien n'a changé, et cependant tout a changé. Cette nappe de sable, ces tertres et ces légères plaques de verdure ne composent plus un paysage, mais une scène. Une scène vide encore, mais toute préparée. Je regarde Prévot. Il est frappé du même étonnement que moi, mais il ne comprend pas non plus ce qu'il éprouve.

Je vous jure qu'il va se passer quelque chose...

Je vous jure que le désert s'est animé. Je vous jure que cette absence, que ce silence sont tout à coup plus émouvants qu'un tumulte de place publique...

Nous sommes sauvés, il y a des traces dans le sable!...

Et puis, à 18 heures, ce 1er Janvier 1936

 

Nous hurlons, mais tout bas. Alors, nous agitons les bras et nous avons l'impression de remplir le ciel de signaux immenses. Mais ce Bédouin regarde toujours vers la droite...

Et voici que, sans hâte, il a amorcé un quart de tour. A la seconde même où il se présentera de face, tout sera accompli. A la seconde même où il regardera vers nous, il aura déjà effacé en nous la soif, la mort et les mirages. Il a amorcé un quart de tour qui, déjà, change le monde. Par un mouvement de son seul buste, par la promenade de son seul regard, il crée la vie, et il me parait semblable à un dieu...

C'est un miracle... Il marche vers nous sur le sable, comme un dieu sur la mer

L'Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n'y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions... Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d'archange.

EPILOGUE

Chez Desmarest ( autographes.demarest@club-internet.fr), j'ai trouvé un document, à vendre:

 Très intéressant document établi à son adresse, 15 place Vauban, Paris 15è et présentant le détail d'une garantie complémentaire à sa police d'assurance "catégorie aviation", selon les termes suivants : "il est convenu que les frais de recherches et/ou de sauvetages en rapport avec l'avion CAUDRON RENAULT immatriculé "F/ A.N.X.K." et l'appareil radiotélégraphique dont cet appareil se trouve muni, sont couverts jusqu'à concurrence d'un capital de ...". C'est en effet au mois de septembre 1936 que Saint-Exupéry a pris livraison de son deuxième avion Simoun, le F ANXK, avec lequel il participera au tournage sur le terrain de Courrier Sud. Un an plus tôt, le 30 décembre 1935 il s'était écrasé avec son premier Simoun dans le désert à la frontière de la Syrie et de la Lybie.

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